
La Déviation, 1973
D’aussi loin qu’il s’en souvienne, Jean Giraud (né le 8 mai 1938) a toujours dessiné, dévorant des illustrés avant même de savoir lire. Il était donc voué à devenir dessinateur de bande dessinée. Après deux années aux Arts Appliqués, il réalisera ses premières planches professionnelles en 1954 pour le journal Cœur Vaillant. C’est là qu’il rencontrera Jean-Claude Mézières. Avec ce dernier et Pat Mallet, ils vont à la rencontre de Joseph Gillain (Jijé) qui rapidement, prendra sous son aile le jeune Giraud et le fera œuvrer en tant qu’encreur sur l’album la route du Colorado de Jerry Spring. Ce sera le début d’une authentique collaboration artistique et d’une passion sans bornes pour le genre western, à laquelle Giraud restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie.
La parenthèse Mexicaine
Comme il l’explique à Numa Sadoul, son premier séjour de 8 mois au Mexique (vers 1955, pour y rejoindre sa mère et son nouveau beau-père) aura été pour lui un dépucelage total, physique et mental. Il y découvre en même temps la marijuana, le Jazz Bop, l’amour et le sexe. C’est pourquoi il conservera durant toute sa carrière cette recherche de l’extase artistique, vécue pour la première fois grâce à l’herbe. Ce qui nous éclaire sur cette liaison intime entre dessiner et planer. Sur cette perpétuelle invitation à vivre une expérience sensorielle différente, unique.
De ce voyage, il gardera une obsession : le désert. Cette ligne d’horizon infinie qui invite à imaginer l’ailleurs. Un symbole que l’on retrouve autant dans les pages du lieutenant Blueberry (les grandes étendues désertiques de l’Ouest américain) que dans les planches illuminées d’Arzach ou du Garage Hermétique. Sans oublier le fameux Désert B…
Des débuts remarqués
Après cette période formative auprès de Jijé, Jean entame sa véritable carrière qui, dès le début, est placée sous le signe de l’ambiguïté. Car Moebius apparait quasiment en même temps que Giraud. A partir de 1963, choisi par Jean-Michel Charlier, il dessine dans Pilote (sous le nom de Gir) Fort Navajo, premier épisode de ce qui allait devenir la saga du lieutenant Blueberry. Dans le même temps, il signe dans Hara-Kiri, sous le pseudonyme de Moebius, des histoires d’humour noir et surréaliste.
Le Moebius des années 60/début 70 n’œuvre pas encore dans la science fiction et l’ésotérisme. A cette époque, ses planches sont plutôt humoristiques et absurdes (flirtant tout de même avec le fantastique), très influencées par les auteurs d’Hara-kiri (Roland Topor, Fred…) et l’école Mad (en particulier Wallace Wood). C’est à partir de 1973 et son Bandard fou (ouvrage porno mais graphique !), suivi de La Déviation (considéré comme la première grande œuvre de Moebius, bien qu’elle soit signée Gir) et surtoutArzach, que Moebius entre de plain-pied dans les visions magiques et hallucinées de la Science Fiction. Première contribution au mythique Métal Hurlant – qu’il fonde en 1975, avec ses amis Druillet, Dionnet et Farkas – Arzach lui assurera une reconnaissance internationale.
La complexe dualité
Durant les années 70 et 80, Jean signera pléthore de projets sous de multiples pseudonymes. Car le Janus de la bande dessinée possédait de nombreux avatars (Giraud, Moebius, Gir, Gyr, Jean Gir, Moeb…) qu’il semble avoir abandonné avec le temps au profit de la « saine » et prolifique dualité Giraud-Moebius.
Giraud œuvre sur terre et dans l’Histoire, alors que Moebius se situe plutôt dans le futur et l’ailleurs. Cet antinomisme s’est apaisé au fil des ans, la frontière entre ces deux pôles devenant plus poreuse (on ressent du Moebius dans Blueberry). D’où une complémentarité plutôt qu’une dualité. Jean a trouvé son équilibre, revenant régulièrement de ses errances « moebiusiennes » vers la balise Blueberry.
Arzach, Harzak, Arzak, Harzakc, Arrzak…
S’il est une œuvre emblématique de l’art de Moebius, c’est bien Arzach. Tant au niveau du graphisme que des thématiques abordées. On retrouve dans cette succession de cinq nouvelles une opposition entre des éléments du passé (le dinosaure ailé) et du futur (technologie avancée). Opposition également entre l’éros et le thanatos. Des thématiques qui jalonnent l’œuvre de Moebius.
On ne peut qu’être attiré par l’ambiance générale de ces planches, dont l’absence de phylactères permet d’apprécier la beauté. Ouvrage muet qui repose sur la puissance d’évocation des images. Et de l’aveu même de Moebius, le scénario est anecdotique, prétexte à la mise en scène d’hallucinants tableaux. Cet album nous donne un parfait aperçu de l’impressionnante diversité graphique dont Moebius est capable. Dessinateur caméléon, il aborde chaque histoire avec un style (du plus pointilliste au plus épuré), une mise en page et une palette différents. Ses couleurs sont remarquables. J’ai surtout une préférence pour la première histoire dans laquelle ses gammes de bleus-nuits contrastent admirablement avec ses ocres-rouges…
Un chevalier des temps passés (ou futurs ?), chevauchant sa fidèle monture, tentant de survivre dans un environnement hostile, désertique, avançant aux rythmes des rencontres et des dangers. Ce synopsis pourrait convenir au Lieutenant Blueberry. Aussi, il n’est pas interdit de voir Arzach comme un Blueberry en négatif, le lieutenant de l’autre côté du miroir.
Mais peut-être qu’Arzach n’est autre que Moebius lui-même, comme en attestent cette variété de styles et ce patronyme changeant.
Giraud, en quête de repères
Giraud, c’est la rigueur de la bande dessinée traditionnelle. Un scénario détaillé riche en rebondissements, un découpage de l’action très cinématographique, un graphisme réaliste et minutieux, des décors et des couleurs naturalistes.
N’ayant jamais connu son géniteur, Jean a toujours cherché à s’entourer de collaborateurs qui joueraient (consciemment ou non) ce rôle de père symbolique. Jijé le premier, mais aussi Charlier, Goscinny (contre lequel il se rebellera en 1968) et Jodorowsky (avec lequel ils créeront le mythique Incal). Cette quête l’amènera en 1984 dans les bras du gourou Appel-Guéry, période durant laquelle il s’égare dans un mysticisme douteux.
Moebius, la quête de l’extase
Moebius, c’est ce besoin de liberté, d’expérimentation. C’est l’aventure hors du monde connu, du système établi. C’est dessiner « avec le même esprit de transgression basique qu’un musicien de Jazz » (dixit Moebius). S’appuyant sur une volonté farouche de sortir du cadre rigide de la réalisation de Blueberry. D’où ce graphisme plus leste, épuré, aéré. Et s’il est l’un des maîtres du 9ème art (avec Hergé) à avoir influencé autant de générations d’auteurs (et ce sur tous les continents), Moebius s’est rapidement émancipé de toutes références connues. Il part de ce « graphisme étalon » créant la matière par ces hachures et pointillés si caractéristiques pour aboutir à une ligne claire au trait fin.
Le nom de Moebius lui vient du mathématicien topologue allemand du XIXème siècle, August Ferdinand Möbius, qui découvrit le ruban du même nom, une surface à un seul coté. « Avec le ruban de Möbius, j’avais trouvé la métaphore par excellence. Celle de l’infini, que symbolise aussi ce huit tordu qu’il forme quand il est dessiné. Quand il en a fini avec Giraud, Moebius travaille sur l’infini. » Les possibilités infinies de l’Imaginaire sont le leitmotiv de Moebius. Sa quête absolue. « Le thème des « faux univers » est vraiment mon grand sujet. (…) Je rêve d’une encyclopédie en douze volumes sur une planète imaginaire ». L’œuvre du démiurge Moebius doit être vue comme la cartographie d’un autre univers, dont lui seul connaissait l’existence.
Mœbius Productions / Stardom
Lorsqu’il revient en 1988 de son pèlerinage mystique, il reprend ses séries phares :Blueberry au scénario (Charlier décède en 1989) et au dessin (Mister Blueberry, Dust, Ok Corral, Geronimo, etc…), la suite du Monde d’Edena, La Folle du sacré cœur avec son complice Jodorowsky et plusieurs projets de films : Starwatcher, Arzak Rhapsody…
En 1997 il fonde sa propre maison d’édition avec sa femme Isabelle, Mœbius Productions / Stardom, où ils publient des livres dont la série Inside Mœbius, 40 days dans le Désert B, Le chasseur déprime, ainsi que le dernier album d’Arzak, L’Arpenteuret des éditions limitées précieuses. Ils éditent également des sérigraphies, digigraphies et organisent des expositions dédiées à son œuvre depuis une dizaine d’années en France ainsi qu’en Europe (Allemagne, Belgique, Italie…) et en Asie (Corée, Japon). Une grande exposition lui est consacrée à la Fondation Cartier à Paris, intitulée MOEBIUS-TRANSE-FORME d’octobre 2010 à mars 2011.
Artiste polymorphe
Au-delà de sa double casquette de dessinateur et scénariste de bande dessinée, Jean aura mené plusieurs carrières artistiques parallèles. Homme d’images, il ne pouvait résister aux sirènes du 7ème Art. Du projet avorté Dune à l’adaptation de son Blueberrypar Jan Kounen, il n’aura cessé de participer à la direction artistique de nombreux films (Alien, Tron, Willow). Sans oublier sa collaboration avec René Laloux pour Les Maîtres du Temps. Son autre domaine de prédilection, c’est l’illustration (couvertures de livres, pochettes de disques, affiches…). Il était passé maître dans l’art de présenter un univers et raconter une histoire en un seul dessin. Généreux et disponible, bon nombre d’affiches de festivals et couvertures de fanzines ont porté ses dessins.
Jean nous a quittés le 10 mars 2012. C’est évident qu’il nous manque, mais il nous laisse une œuvre immense, dont on est loin d’avoir fait le tour. C’est sûr que dans cent ans, on en parlera encore…
